Le père, le fils et le simple d'esprit

C’est un petit village, perdu dans les montagnes. On y rencontre des commerçants et des artisans, des riches et des pauvres, de grandes personnes et de petits desseins. C’est un village comme il en existe des millions à travers le monde.

Ici, tout le monde connaît Lebenêt. Il est le simple d’esprit, l’idiot du village. Son surnom lui vient de ce qu’un jour, devant la photo d’un loup et alors qu’on lui demandait ce qu’il voyait, il répondit « un loup ». Cela déclencha la fureur de l’assemblée présente. « Ne vois-tu pas que c’est l’incarnation du capitalisme mortifère qui vampirise nos familles et exploite nos enfants ? ». Il répondit « Non. Je ne vois qu’un loup ». Le ton monta « Il est l'incarnation du Mal, c’est lui qui nous affame, c'est lui qu’il nous faut combattre en nous unissant, nous, les moutons. Moutons ! Unissons-nous pour bouter le loup hors de nos campagnes !». Celui que l’on allait surnommer Lebenêt répondit alors « Le loup est loup, le mouton est mouton. Sans mouton le loup meurt de faim. Sans loup la planète étouffe sous le nombre de moutons. Les choses sont ce qu’elles sont et ne deviennent mauvaises que par la magie des mots que l’Homme crée pour déformer le réel ». Il y eût bien quelques velléitaires pour vouloir le pendre sur le champ, mais on ne trouva aucune corde. Lebenêt eût donc la vie sauve et son surnom naquit.

Alors que Lebenêt était banni du village, le père alla le trouver et lui dit « Si tu le souhaites, je te propose d’être hébergé chez nous moyennant une contribution aux travaux de la ferme. Mon fils et moi vivons au milieu des arbres et des oiseaux. Il n’y aura donc personne pour te juger si tu nous rejoins ». Lebenêt accepta et partagea la vie et les repas du duo. 

Le trio vécut ainsi, loin de la ville et n’y allant que les jours de marché pour y vendre les productions fruitières ou légumières. Mais un grand souci rongeait le père. Terriblement timide et convaincu d’être laid, malgré ses 17 ans le fils ne sort jamais. Seule la nuit lui semble être sa complice et ce n'est qu'avec elle qu'il s’autorise à s’imprégner de la nature environnante. Et le père pense que cela n'est pas bon pour son fils. Alors, et après de nombreuses discussions avec Lebenêt, un jour, le père dit à son fils : « Mon fils. Je suis infiniment triste de te voir ainsi reclus. Rien ne justifie à mes yeux que ta vie s’écoule dans l’univers fermé de cette maison. Et si je respecte ton amour de la nuit et de la forêt, il y a d’autres choses à découvrir de par le monde. A commencer par les gens. Je sais ton angoisse devant le regard des gens. Ce que je crois, c’est qu’il ne faut rien attendre des gens. Et qu’à cette condition tu recevras beaucoup. Et je voudrais t’aider à en prendre conscience. Acceptes-tu de faire une expérience pour laquelle je demanderai à Lebenêt de nous prêter main forte ? ». Le fils avait terriblement peur, mais il avait aussi une grande confiance en son père. Alors il accepta.

 

Du bon usage d'un âne et d'une charrette

Le premier jour, ils partirent tôt le matin, tous les trois, pour se rendre au marché afin d’y vendre quelques légumes. Le père installa son fils sur l’âne et tira la carriole lui-même cependant que Lebenêt suivait derrière l’attelage. En arrivant sur le marché les quolibets fusèrent. « Regardez-moi ce jeune crétin qui laisse son père marcher à pied en tirant une charrette cependant qu’il se prélasse sur l’âne ». Les moqueries fusèrent jusqu’à ce qu’ils repartent après avoir fait leur commerce.

Le second jour, le père organisa le déplacement autrement : le fils et Lebenêt tiraient la carriole remplie de légumes cependant que le père enfourchait l’âne. Les rires se répandirent à leur arrivée. « En voilà bien un trio d’imbéciles ! Ils n’ont pas compris que l’âne n’existe que pour porter des bâts et tirer des carrioles. Quelle misère de voir autant de bêtise ! ». Une fois encore, ils finirent de vendre leurs production avant de repartir chez eux.

Pour leur troisième déplacement, la répartition des tâches fût encore modifiée. Sous le regard rieur de Lebenêt, le fils observait le père : confusément, quelque chose s’immisçait dans son esprit. Une idée étrange. Le père s’installa sur l’âne auquel il attela la carriole qu’il remplit de sacs de légumes. Lebenêt et le fils marchaient sur le coté. « Pauvre bête », « En voilà bien des tortionnaires », « Quelle honte, oser enfourcher un âne déjà surchargé par une carriole ! ». Les critiques se multiplièrent à leur arrivée. Comme prévu. Et comme d’habitude ils repartirent une fois leur production vendue.

Pour le quatrième essai, ce fût Lebenêt qui fit une proposition que le père et le fils acceptèrent. Ils mirent l’âne dans la carriole cependant que le père et le fils la tirèrent, Lebenêt marchant négligemment derrière. A leur arrivée sur la place du marché, un grand silence les accueillit. Puis une voix s’éleva : « On appelle la police ou l’hôpital ? ». Comme à leur habitude, ils repartirent en fin de matinée mais lors du voyage retour le fils murmura : « Je peux essayer aussi ? ». Le père et Lebenêt acquiescèrent avec un grand sourire.

Le cinquième jour nécessita un peu de préparation. Ils dotèrent la carriole d’une troisième roue et se munirent chacun d’une longe de bois qu’ils utilisèrent comme rame de fortune pour faire avancer la carriole dans laquelle ils s’installèrent, parmi les légumes, laissant l'âne brouter dans le pré durant leur périple. A leur arrivée les regards éberlués croisèrent les fous-rires et les quolibets fusèrent de toute part. Pour autant, ils vendirent leurs légumes comme d'habitude et s'en repartirent après.

Au déjeuner de ce cinquième jour, le père sentit que quelque chose se passait dans l'esprit de son fils. Alors prit la parole : « Il y a le réel et il y a le vrai. Et ce sont deux choses différentes. Le réel est ce qui est palpable, il est sensoriel. Le vrai est dans le langage, il est inscrit dans les mots que l’on utilise pour dire le réel. Et ensuite il y a les vérités, les croyances et les jugements, qui ne sont qu’une façon d’habiller le réel avec les habits que nous choisissons... ou que l'on choisit pour nous. Les vérités sont une façon de mettre l’ordre qui nous convient dans un monde dont nous ne savons à peu près rien. Il ne reste que le Beau, et le Beau est dans l’oeil de celui qui regarde. Il ne se dit pas, il ne se montre pas, il s’éprouve. Ou pas.

Lebenêt ajouta : « Nul n’est légitime à te dire qui tu es, mais le regard que l’on porte sur toi te façonne. C’est à toi de choisir si tu acceptes d’être ce qu’ils veulent que tu sois ou si tu veux devenir qui tu es. C’est une question de liberté, et la liberté n’est qu’un combat. Un combat de tous les jours, un combat de chaque seconde. Pour Exister, sans dépendance indispensable et sans mépris inutile.

Il y eût un silence. Le regard du fils se promena le long d’une toile d’araignée qui d’un seul coup lui sembla soutenir le plafond de la cuisine. L’air changeait de couleur, la lumière changeait de parfum. Il en était certain. Le père reprit la parole. « Mais nous avons encore un dernier déplacement à faire avant de te laisser méditer ».


La solitude est un nid pour les pensées (Proverbe kurde)

Le lendemain ils se rendirent au marché sans le moindre légume, l'âne tirant une carriole vide. Habitués à plus d'étrangeté, ils furent accueillis par un bourdonnements de murmures déconcertés. Des éclats de rire fusèrent de toute part. Ils posèrent la carriole en plein milieu de la place du marché et en firent jaillir un grand écran. Lebenêt posa alors la petite caméra qui l’avait accompagnée lors des précédents déplacements et tous le monde put regarder les quolibets et moqueries de leurs précédents déplacements. La stupéfaction fit petit à petit place à la colère. « Et notre droit à l’image ? Pourquoi n’avons-nous pas été prévenus ? C’est un scandale, je vais porter plainte ! ». Lebenêt stoppa alors la projection puis, sous les yeux ébahis, piétina la caméra avant de replier l’écran. Puis il s’écria : « Tadam ! Plus de mémoire, plus de problème ! C’est magique ! » et ils repartirent vers leur antre.

Un peu plus tard, flânant tous les trois le long du ruisseau qui bordait la maison, le père reprit la parole : « Celles et ceux qui jugent ne le font jamais pour ton bien. Celles et ceux qui te contredisent ne sont pas nécessairement tes ennemis. Mais au même titre que les arbres qui nous entourent et les poissons que tu vois au fond de la rivière, tu as le droit d’être ici et d’être heureux. Et cela, toute personne qui te le contestera est quelqu’un qui cherche à te nuire ». Lebenêt continua : « Je suis le simple d’esprit. Je suis celui qui ne comprend rien, qui ne sait rien, le crétin de service. Pour eux. Et pour toi, je suis qui ? ». Le fils regarda Lebenêt. Un regard impénétrable, une sorte de sourire discret en permanence sur les lèvres. Le fils se remémora tout ce qu’il avait pu entendre à son sujet. Rien à voir avec la personne qui se tenait devant lui. Rien à voir avec ce qu’il ressentait profondément.

Trois jours passèrent avant qu’un matin le fils s’adresse à son père. Sa voix tremblait un peu mais le regard était intense et lumineux  : « Papa, j’ai peur. Mais j’ai beaucoup plus peur de ce que je vais découvrir chez moi que de ce que je vais entendre. Alors aujourd’hui, je vais aller au marché. Seul. Aurais-tu quelque légume à me faire vendre ? ».

 

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Ce texte est très directement issu d'un conte persan intitulé "Le Père, l'enfant et l'âne".