San Drion naquit petite ville côtière ensoleillée, nichée entre mer et montagne. Sa plage était vierge de toute bouée Snoopy et les multiples criques qui l’entouraient étaient autant d’invitations à la sieste et à la baignade. A quelques dizaines de kilomètres de San Drion, bourdonnaient les usines de San Zunron. Les plus riches des habitants de cette ville industrieuse ne tardèrent donc pas à investir San Drion, puisque son charme était à vendre. Les deux communes se développèrent alors de façon radicalement différente : à San Drion les hommes d’affaires, le casino, les champs de course et les résidences luxueuses, et à San Zunron les usines, la pollution, le chômage, les suicides et les 3 pièces de 30m² avec toilettes sur le palier.
Du bon usage des maux
Très préoccupés par le bon rendement de leurs affaires, les hommes qui résident à San Drion n’en ont pas moins, aussi, des contraintes très prosaïques telles que passer l’aspirateur ou faire la lessive. Car force leur est de constater que mêmes les costumes de chez Smalto prennent les taches. Mais un doute existentiel les amène à s’interroger : le temps passé aux tâches de ménage et d’entretien n’affectera-t-il pas leur compétitivité ? Quel est l’impact de la poussière sur la claivoyance en trading ? Comment mesurer correctement un ratio d’investissement entre deux passages d’aspirateur ?
Ils organisent alors une semaine de colloque qu’ils intitulent : « Pour une réflexion stratégique orientée vers le choix d’outils du futur permettant une optimisation de la productivité rentière ». Les débats furent animés et nombre d’experts furent invités à prendre la parole sous réserve qu’ensuite ils la rendent. Ce fut un succès magistral, parmi les cent plus grandes fortunes de la région, seuls les culs-de jatte et les sourds manquaient à l’appel. Et la conférence de clôture leur permit de concevoir cette initiative qui allait les sauver : une ATDTI, ou Agence de Travail à Durée Temporairement Indéterminé, qui sera dédiée à la recherche de main d’oeuvre à coût optimisé et spécialisée dans la recherche de techniciennes de surface. Car il fut fermement exprimé qu'il fallait poursuivre un objectif de parité me-su-rable ! Donc il fallait cibler prioritairement les femmes, au nom de l'équité. La population de San Drion était en effet composée à 89 % de représentants du genre masculin blanc de peau et quelques rumeurs circulaient spéculant sur des dérives endogamiques à tendance machiste. Et les rumeurs qu’on ne crée pas sont généralement mauvaises pour la rente.
Shamira
Quelques jours plus tard, en provenance de San Zunron, arrive Shamira. C’est une belle matinée d’hiver et Shamira a entendu dire qu’il y avait du travail et un salaire décent de possibles à San Drion. L’ATDTI lui fournit rapidement 5 contrats et Shamira est ravie : le salaire que ces contrats lui offrent est tout à fait correct et comme l’ATDTI lui a proposé une location à proximité moyennant une retenue sur ses revenus, son horizon s’éclaircit notablement.
Les premières semaines passent et Shamira se sent revivre. De quoi manger à sa faim, de quoi vivre au sec et au chaud, un environnement naturel paradisiaque et San Zunron n’est pas si loin qu’elle ne puisse rendre visite à ses ami(e)s régulièrement ou les inviter chez elle. Quant à son logement, elle n’aurait même pas pu en rêver : une vieille bergerie, spacieuse et parfaitement rénovée entourée de champs et de bois où se croisent chevreuils et sangliers. Il y a même une petite dépendance où elle a pu installer ses fidèles compagnons, une famille de rats constituée autour d’un mâle qu’elle a appelé Ioda. Ioda est un sage et elle ne compte plus les soirées passées à converser avec lui, notamment du fait de péripéties liées à certains prédateurs à testostérone qu’elle assimile à des vampires modernes. Car d’une part Ioda l’aide à comprendre pour mieux se défendre, mais surtout Ioda est là pour l’avertir. A chaque fois qu’un personnage masculin mal intentionné risque de devenir dangereux, il lui lance une gousse d’ail. Shamira lui a d’ailleurs décerné de litre de Maître Jet d’Ail.
La vie s’écoule entre travail et ami(e)s, entre réflexion et projets d’avenir. Shamira est heureuse. D’ailleurs elle a changé de coiffure, elle rénove sa garde-robe et s’est lancé dans la culture d’herbes aromatiques avec l’intention de créer des parfums. Elle a retrouvé le goût d’entreprendre son Histoire.
N'en jetez plus !
Et puis cette journée de mai qui arrive. C’est en caressant un vieux chêne vert durant une conversation entre elle et lui que s’immisce quelque chose dans son esprit. Un quelque chose confus, indicible. Une sensation sans les mots pour la nommer. Elle connaît ce sentiment, ce murmure qui chuchote à voix trop basse pour être intelligible mais dont la réalité ne fait aucun doute. Quelque chose va survenir, et sa vie va changer. Son visage se rembrunit. Assis sur la table de jardin, à quelques mètres de là, Ioda semble serein. Elle hoche la tête : donc être vigilante soit, mais être inquiète n’est pas justifié. D’ailleurs, entrer dans l’avenir à reculons n’a aucun sens.
« Aujourd’hui sera spécial ». C’est ce que Ioda lui transmet ce matin là, quelques jours plus tard et lors du petit déjeuner. Il s’affaire à dépecer une croûte de fromage mais sa pensée va vers elle. Elle le ressent. Elle tente d’en savoir plus, mais son regard malicieux lui dit qu’elle ne court aucun danger et qu’elle doit vivre cette journée avec ses imprévus. Devenir qui elle est.
C’est en arrivant chez son premier client de la journée que Shamira comprend. En entrant dans l’immense salon son regard ne peut manquer un impressionnant bouquet de fleurs qui trône une grande table disposée de façon centrale et au pied de laquelle est déposée une boite de chocolats de luxe. Au pied du bouquet, sur un petit carton rose pâle : « Ne me quittez pas. Epousez moi. Devenez ma première femme. S’il vous plaît. Merci. ». Elle fait son travail aussi consciencieusement que d’habitude puis prend un stylo et écrit sur la carte « Arrivée 9h00 – départ 11h00. Heures dues : 2. S’il vous plaît. Merci ».
Comment Ioda avait-il pu savoir ? D’autant que comme elle vivait un compte de faits, elle devait s’attendre à ce que le reste de la journée soit de la même veine. Et effectivement …
Elle arrive devant le second appartement, ouvre doucement la porte et son regard tombe sur un tableau de papier qui barre le couloir et sur lequel un long texte n’attend que d’être lu. Elle le parcourt rapidement. Il est question de sa beauté, de son intelligence, de son art du ménage et de ses aptitudes physiques qui lui permettent de nettoyer le dessus d’étagères montant à plus de 2 mètres 50 au-dessus du parquet. Le texte se termine par une invitation à passer un week-end dans la propriété équestre de l’auteur. Lecture faite, Shamira se dirige vers la cuisine où elle prend l’escabeau qui lui permet de nettoyer les étagères et termine son travail, comme d’habitude dans cet appartement, avec quelques minutes d’avance. Elle inscrit alors au bas de la feuille qui lui était destinée : « Arrivée 11h30. Départ 13h15. Heures dues : 1,45. Il y a trois fautes d’orthographe. Bon travail mais doit poursuivre ses efforts. 14/20 ».
Les deux autres résidences lui réservent la même catégorie de « surprise », l’un lui proposant d’arpenter la plage en 4x4 Lamborghini tous les soirs à partir de 23h00 et l’autre lui offrant une semaine de vacances dans une station de ski réputée. Elle décide alors d’aller en parler à l’agence de travail avant même d’en discuter avec Ioda.
« Mais c’est merveilleux !» lui répond sa conseillère en gestion de carrière. « Vous n’avez plus qu’à choisir. Attendez, j’ai la fiche de chacun d’entre eux, vous allez pouvoir choisir à partir d’une photo ». Elle semble très fière d’elle. « C’est l’avantage de notre agence : on est très rigoureux sur les tics, et le premier tic à avoir, c’est de collecter les photos de nos clients et fournisseurs ». Puis elle ajoute en prenant un air malicieux « Vous avez très bien choisi la votre, de photo ». Shamira regarde la conseillère étaler les dossiers. Elle a l’air contente et Shamira se demande brièvement ce qu’elle-même fait là. La conseillère lit : « Mathias, 45 ans, golf et tennis. Avec bateau de 12 mètres. » elle s’interrompt quelques secondes « Non, pardon, 12mètres 50. Pas d’enfant mais trois chiens ». Elle lève les yeux vers Shamira : « 45 ans quand même. 10 de moins ce serait meilleur ». Elle se plonge dans le second dossier « Ah ? Ca a l’air mieux. Jean-Eudes, 33 ans, héritier ». Puis elle se penche et murmure « Le papa est mort noyé dans sa piscine : il a voulu essayer de se travestir en sirène mais comme il était manchot il n’a pas surnagé lors du premier bain». Puis elle se redresse « Absent régulièrement pour cause de rénovation de son bunker en antarctique – donc vous avez droit à une double vie -, un enfant mais c’est la mère qui en a la garde et elle vit à 8 000km, donc vous êtres tranquille. Pas de bateau (il semble qu’il n’aime pas l’eau) mais collectionne les Porsche. Vous aimez les Porsche ? ».
Shamira sort son smartphone et la prend en photo, de crainte que son souvenir ne soit pas même vraisemblable. La conseillère affiche un grand sourire : « C’est votre jour de chance ! » dit-elle en se levant à l’appel de l’agent d’accueil. Shamira contemple les dossiers étalés puis griffonne rapidement sur un bout de papier « Je dois partir. Bonne soirée ». Elle quitte l’agence en se surprenant à regretter que ce ne soit pas les rats qui président au destin de la planète.
Être contesté(e) ...
Lorsqu’elle se retrouve dans sa bergerie, Shamira se précipite sous la douche. Puis, après un petit en-cas elle part en randonnée intérieure tout en visitant son jardin. La question qui se pose à elle est moins de savoir ce qu’elle va faire que de savoir comment elle va le faire. De toute façon, son avenir à San Drion est désormais bouché. Discuter ? Peine perdue : elle est en face de représentants tout à fait caractéristiques de cette partie de la gente masculine qui voit dans la femme un meuble à mi-chemin entre l’aspirateur et la boutonnière. Question de culture, sans doute. D’éducation, sans doute aussi. Mais leur aptitude au dialogue sera très probablement nulle : les actes spontanés ont ceci d’essentiel qu’ils ne traduisent pas une réponse à une question, avec le risque de duplicité : ils explicitent une intention et illustrent l’univers mental de celui ou celle qui les a créées. Ces gens là ne sont pas là pour écouter mais pour asséner. Elle ne ferait qu’écouter des sourds, et prêter l’oreille à un sourd ne lui permet pas de mieux entendre.
Son regard tombe sur Ioda. Le crépuscule arrivant, celui-ci sort de son nichoir en observant les alentours. Il la salue de la tête puis s’approche d’elle. « Alors ? Ta journée ? ». Elle lui raconte brièvement, convaincue qu’il sait déjà tout. « C’est tout le problème avec la représentation de la femme-sirène chez les hommes. La sirène est une femme qui ne tient pas debout, ce qui permet à l’homme de se sentir indispensable. C’est ce conte à dormir debout de l’homme dans le rôle de l’indispensable épaule sans laquelle la femme s’écroule ». Il nettoie distraitement sa fourrure. « Je me suis toujours demandé si les talons aiguille n’avaient pas été inventés pour que la femme soit en équilibre précaire, une sorte de déséquilibre permanent qui alimenterait cette idée de l’épaule masculine salvatrice. Les talons hauts seraient comme une « sirénisation » de la femme réelle ». Shamira sourit et lui répond que les talons hauts étaient initialement portés par les hommes comme par les femmes. Ioda haussa les épaules. « Tant pis. Je vais mettre cette hypothèse à la poubelle ».
Le soleil disparaît de l’horizon. La nuit s’invite dans la discussion, et les cigales avec elle. « Quel est ton problème, Shamira ? ». Son regard se perd quelques instants. « Je suis un objet, une chose. Et il n’y a rien que je puisse dire qui changera cette représentation de moi qui est la leur. Partir en claquant la porte, c’est perdre l’occasion de les affronter, d’affirmer qui je suis. Mais entrer dans une tentative de faire prendre conscience, c’est Prométhéen. » Ioda sourit. « Tu es pour eux une vache, et la seule question qu’ils se sauront se poser est : traire ou ne pas traire. Tu es destinée, dans leur esprit, à être exploitée, subordonnée ». Il pose délicatement sa patte sur la main de Shamira et lui murmure : « Mais ils ne seront grands que si tu te mets à genou ». Elle plonge son regard dans celui de Ioda. Quelque chose arrive à sa conscience. « Et le mot que j’ai prononcé et sur lequel tu m’invites à réfléchir est le mot « dire ». C’est ça ? ». Ioda ne peut cacher son plaisir et un grand sourire éclaire son museau : « C’est un grand honneur que de t’avoir pour amie, Shamira ». Puis il part vers sa nuit de travail en sifflotant gaiement.
Shamira laisse ses pensées s’égarer. Elle est un récipient à fantasmes, une cruche qu’ils remplissent de leur désir d’avoir. Et demain ils lui proposeront d’aller à la plage en présumant que tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se case. Ses pensées dérivent au gré des parfums de la nuit quand une phrase de Victor Hugo lui revient en mémoire : « Être contesté(e), c’est être constaté(e) ».
Et elle éclate de rire.
Faut-il privilégier la destination ou le chemin ?
Durant les jours qui suivent, les cadeaux et propositions s’amoncellent sans produire la moindre réaction de la part de Shamira. Week-end dans une station sous-marine et voitures de luxe sont rapidement remplacés par un séjour dans une station spatiale ou un compte bancaire au Lichtenstein dont elle choisirait le nombre de zéro précédant la virgule. Mais Shamira a surtout besoin de quelques jours pour contacter quelques ami(e)s et organiser une journée de célébration. Et cette journée vient rapidement.
Ils sont sept à l’accompagner. Et Shamira a fait très attention à ce que ses 5 clients soient présents le même jour sur son planning et absents de leur domicile. Chez le premier, elle fait repeindre la cuisine en mauve et jaune avec une jolie frise représentant les 120 positions du Kamasutra recommandées. Chez le second, elle fait transporter chaque armoire de chaque chambre dans le salon et fait placer le mobilier de salon dans le jardin sous la forme d’un improbable empilement. Chez le troisième, elle fait creuser un trou au milieu de la cuisine qu’elle fait recouvrir de planches vermoulues et baptise « cachette secrète : réservée aux initiés ». Chez le quatrième, elle fait installer une moquette murale dont le vert fluo est agrémenté de symboles anarchistes. Enfin, le cinquième bénéficie de la promotion qu’elle avait eu sur un lot de deux tonnes de boites de camembert vides : ils décorent alors chaque pièce de sculptures monumentales érigées au nom de « La Modernitude Artistique ». Et à chaque fois elle laisse un petit carton à l’effigie des Bisounours et sur lequel est écrit : « Devant tant de présents, il m’importe de vous dire que je ne pouvais rester sans réaction. Bien entendu, tous les frais occasionnés par l’amélioration de votre univers sont à ma charge. Vous ne recevrez donc aucun facture. Ne me remerciez pas, je vous dois bien « ça ». Par contre, vos présents, qui ne sont que destinés à remplir une case d’aujourd’hui, ne m’intéressent pas. Lorsque le présent ne construit pas un avenir, il n’est que culte du Passé, rite usagé. Et je ne peux m’intéresser à qu'à une âme qui offrira à nos enfants des racines et des ailes. Alors bonne soirée et à jamais. »
Le soir même, tous les propriétaires furent scandalisés. Toujours enclins à ne jamais remettre au lendemain un tollé qu’ils peuvent faire le jour même, ils envahissent les salles de rédaction de leur indignation. Et le lendemain, la presse locale fait ses gros titres de ce qui est considéré comme un blasphème. Shamira constate avec satisfaction que le petit mot qu’elle a laissé apparait en première page. Tout se passe comme elle l’a souhaité. Le surlendemain matin, elle reçoit un courrier l’invitant à enrichir la ville d’Ishtar de sa malice.
Quelques recherche d’informations plus tard elle est en route, après avoir brièvement formulé sa rupture de contrat avec l’ATDTI et désormais convaincue que le bonheur n’est pas une destination mais un chemin.
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